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La tribu de Rei Kawakubo : Ne venez pas à moins que je vienne vous chercher

By Jackie Mallon

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Culture|EXPOSITION

Ce n'était pas un samedi matin comme les autres au Met Museum. Une crise éclata au troisième étage, des brins de fleur de cerisier parfumant le foyer. Personne ne parlait, mais la tension était palpable.

De quel côté es-tu ?

L'exposition Comme des Garçons s’appelle l’ « Art of the In-Between » qui veut dire l’art d’être entre les deux, mais Rei Kawakubo n’était pourtant pas prête à faire de compromis. Donc, nous nous trouvions un peu dubitatifs. Les irréductibles de la mode d'un côté, prostrés dans le silence, leurs pieds ornés de grosses chaussures bien ancrés dans le sol, habillés de chaînes, de volants et de plastiques ; de l'autre les partisans du jean et des sneakers, munis de leur New York Times , qui avaient prévus de bruncher après, parlant fort. Ces deux tribus sont donc entrer en guerre : la première religieusement dévouée à Rei Kawakubo et son refus du conformisme et des notions de genre, de beauté, ou d’idée même de création ; l’autre tribu, ayant vu sur les affiches de l’exposition des mannequins s'attendaient à voir des vêtements. Cela ne pouvait pas bien se terminer.

Je contourne un groupe de filles devant la « robe de Rihanna ». Selon Instagram, la célèbre chanteuse « a remporté le Met Ball », avec sa tenue Comme des Garçons, quelques nuits auparavant. Un groupe confond une robe que « Katy Perry aurait porté » avec une robe Comme des Garçons, or elle portait ce jour là une tenue Maison Margiela. Des novices.

Eviter la crise

Les références aux célébrités font partie intégrante de la mode aujourd’hui et en particulier quand on parle du Met Ball. Il était donc inévitable qu’un visiteur déclare dans les couloirs, comme ayant eu une vision, « Ohhh, je sens les vibrations de Lady Gaga ». Alors que Lady Gaga a effectivement porté quelques-unes des créations de Rei Kawakubo ces dernières années, cela reste douloureux pour un fan de la mode de résumer les quarante années de créations révolutionnaires de la Japonaise réduites à ... Joanne.

L'univers Comme des Garçons nécessite une immersion totale. Mais en échange de votre engagement, il offre la promesse de délectations qui développe l'esprit des amateurs d'art moderne. Observer ces décennies d'évolution subversive est comme suivre le parcours de Picasso, depuis les premières esquisses jusqu'à la période bleue jusqu'aux différentes représentations de Marie Thérèse et Dora Maar. Mais tandis que les peintres ou les sculpteurs sont autorisés à être abstraits et grandioses, les visionnaires qui travaillent autour des vêtements ne semblent pas pouvoir jouir de cette liberté. Rei Kawakubo s’est malgré tout permis cette émancipation, il y a quelques années, et a bien fait. Elle n’est pas une créatrice de mode à proprement parlé, n'ayant aucune formation officielle. Le monde entier lui a collé cette étiquette.

« Je n'ai jamais pensé à la mode ... Je n'y portais presque aucun intérêt. Ce qui m’a intéressé, ce sont les vêtements, ceux que l'on n'a jamais vu auparavant, qui sont complètement nouveaux, afin de trouver de quelle manière on peut les exprimer. Est-ce cela qu'on appelle la mode ? Je n’en sais rien. »

Une passe difficile

Un monsieur plus âgé s'écarte du mur sur lequel il s’était appuyé, en murmurant : « Je ne sais pas, rien de tout cela ne me plaît beaucoup ...» Sa femme, qui regardait l’installation Body Meets Dress, Dress Meets Body, (Le corps à la rencontre de la robe, la robe à la rencontre du corps) avec une robe de nylon en Vichy bleu et blanc, avec des rembourrages sur le côté, rend aussi son verdict : « ce ne serait pas une partie que je voudrais accentuer », et le suit. Pourquoi ne pas lire la description ? J’avais envie de courir après eux pour leur dire. Rei a juste voulu repenser le sablier comme modèle du corps féminin...

L'une de mes installations préférées s’intitule Child/Adult (Enfant/Adulte). De nombreux observateurs semblent également fascinés par ces pièces à motifs exotiques. Une robe florale au crayon, avec des volants et des tentacules, semble mettre de bonne humeur deux dames à côté de moi, clairement captivée de celle-ci. Mais je réalise qu'elles sont en train d’imaginer leurs petites-filles dedans. La sagesse qui vient avec l’âge n’est pas toujours un concept réaliste. J’hésite à intervenir mais je décide de me taire.

Je me mets à écouter une femme qui explique à son compagnon : « C'est comme si tu regardes une œuvre d’art de Claes Oldenburg, tu sais, ces sculptures en tissu ... » « Ou John Chamberlain ? », demande-t-il, espérons-le. « Exactement, ou John Chamberlain. » Ils continuent leur chemin en souriant. Je souris aussi.

Le jour du Seigneur

J'entends soudain le mot « SDF », pour décrire les pulls « holey » du début des années 80, capturés en noir et blanc par le photographe Peter Lindbergh, et m'abstiens de répondre que ses étudiants en mode, à l'époque, auraient préféré être sans abri pour avoir le privilège d’en avoir un.

« Mais il n'y a nulle part où mettre vos bras ! », s'écrie une voix derrière moi. Je regarde autour de moi. Vos bras sont pris au piège, mais votre esprit est libre, avez-vous déjà pensé à cela ? « Qui porte du noir à son mariage ? » Je regarde en arrière. En fait, tout le monde, avant que la Reine Victoria ne décide de passer au blanc.

L'installation intitulée Birth/Marriage/Death (Naissance/Mariage/Décès) suscitent beaucoup d'intérêt. Une dame blague devant : « Eh bien, ça résume bien la vie ! » Ses amis se mettent à rire trop fort. Cela semble rassurant de voir qu'ils ont trouvé quelque chose avec lequel se connecter.

Puis : « Imaginez une veuve arrivant aux funérailles de son maris comme ça. » Aurait-il quelque chose à dire à ce sujet ? Je pense. « On dirait un personnage crasseux de Charles Dickens. » Je crois que tu arrives à comprendre l’esprit. « J’aime le rose. Mais je n’aime pas la tenue. » Non, vous l'avez perdu de nouveau : vous utilisez le mot «tenue». Laissez ce genre de discours à la porte en arrivant.

de fade à gris

Les remarques les plus navrantes de la matinée viennent deux touristes, grognant à haute voix. « Tu es content d’être venu pour cela ? », se moque l’un d’eux, auquel son ami répond : « Honnêtement, il n'y a rien à sauver dans tout cela. »

Oh non ! didn’t. Pouvons-nous leur montrer la sortie ?

Mais je mène une bataille déjà perdue d’avance. Cette exposition est sur l'art de l’entre-deux, et cette zone grise est la source même du conflit. Juste parce que les vêtements sont placés dans un musée important, ne signifie pas que les visiteurs auront laissé derrière eux toutes les idées préconçues qu'ils ont sur les vêtements. Au lieu de cela, ils arriveront armés de leur connaissance sur les tapis rouges ou leurs tenues de tous les jours et les appliqueront à l’avant-garde de Rei Kawakubo, en dépit des explications de la brochure. Tout le monde possède des vêtements mais ils représentent le moyen d’expression le plus démocratique. Ce qui donne à tout le monde le sentiment d’avoir quelque chose à dire.

Par conséquent, je laisserai le dernier mot à Rei Kawakubo elle-même : « Personnellement, je ne me soucie pas de la fonctionnalité ... Quand j'entends « où pourriez-vous porter ça? » ou « ce n'est pas facile à porter » ou« qui porterait-il cela ? « Pour moi, c'est juste un signe que quelqu'un est passé à côté du but. »

Tout est dit.

Par la contributrice Jackie Mallon, professeure de plusieurs programmes de mode à New York et auteure de Silk for the Feed Dogs, un roman sur l’industrie de la mode internationale.

Photos prises par Jackie Mallon pour FashionUnited; photo en homepage The Met Facebook page.

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